• La Catastrophe à l'envers

     

     

     

     

     

     

     

    Avant que ne survienne la catastrophe à l’envers, le monde était plein de catastrophes.

    Plein. De toutes les sortes.

     

    Il y avait tout d’abord les catastrophes classiques, conventionnelles, qui avaient émaillé l’Histoire de leur fureur et de leurs drames.

    Les conflits entre nations, les guerres civiles, les oppressions de minorités, les persécutions de populations, les invasions, les attentats, les famines, les crises économiques, les licenciements massifs, les chômages endémiques, les krachs boursiers, tous ces phénomènes effrayants dont chaque détail continuait à subjuguer nos écoliers et auxquels nous nous étions plus ou moins habitués au fil des siècles.

    Ces incidents tragiques et récurrents méritent bien entendu la plus grande considération mais ce ne sont pas ceux que je souhaite évoquer.

    Non, moi, je ne tiens pas à souligner l’importance des anciennes catastrophes mais plutôt celle des nouvelles.

     

    Qu’est-ce qu’une nouvelle catastrophe ? Oh, mais c’est très simple. Il s’agit de l’un de ces désastres imputables aux changements climatiques qui ont les faveurs des médias depuis la fin du vingtième siècle.

    Chaque fois que la chaleur ou la pluie, ou tout autre élément naturel, décide de nous mener la vie dure et de nous causer les pires problèmes, c’est ce que j’appelle une nouvelle catastrophe.

     

     

    Nous avions donc appris à vivre avec nos deux catégories de catastrophes. Les anciennes et les nouvelles. Les deux à la fois.

    Si j’ai voulu mettre l’accent sur la seconde catégorie, les nouvelles catastrophes, les modernes, c’est parce que celles-ci avaient, depuis déjà longtemps, presque pris le pas sur les anciennes et commençaient à faire partie de notre quotidien.

    Les tsunamis, les cyclones, les ouragans, les canicules, les inondations n’avaient désormais plus de secrets pour nous.

    D’ailleurs, en constatant les effets que les innombrables reportages et articles consacrés à ces questions avaient sur mes semblables, je n’hésitais pas à dire que chacun avait sa catastrophe.

     

    Chacun avait la sienne. Sa préférence.

    C’était devenu une sorte de réflexe social, un jeu morbide auquel il était devenu impensable de chercher à se soustraire.

    Il suffisait que cinq ou six personnes se réunissent, à l’occasion d’un repas familial, par exemple, ou à la terrasse d’un café, pour que chaque convive, chaque interlocuteur, fasse part de son inclination sincère à son voisin de table.

     

    Pour les uns, c’était une tornade semblable à ces tournoiements mystérieux qui pouvaient faire voler en éclats quelques dizaines de maisons du Nord-Pas-de-Calais, et disparaître aussitôt, ou un tsunami du sud-est asiatique, avec ses vagues impressionnantes filmées opportunément par des touristes allemands ou anglo-saxons. Pour les autres, c’était l’une de ces canicules à trente-huit degrés qui s’abattaient brutalement sur la Provence ou l’une de ces inondations destructrices, redoutées par certaines populations de la Lorraine, de la Somme et de la région lyonnaise.

     

    On avait le choix. Il y en avait pour tous les goûts.

    Chacun avait sa catastrophe. Celle dont on avait le plus peur, que l’on espérait ne jamais avoir à affronter directement mais qui nous fascinait inconsciemment. Celle pour laquelle on optait sans hésitation.

    En ce qui me concerne, j’avais toujours été effaré par les flots destructeurs qui se précipitaient soudain sur les côtes, atteignant à certains endroits une hauteur de dix mètres.

    - Et vous vous rappelez ce tsunami en Indonésie ? avais-je dit. C’était terrible ! J’ai toujours dans la tête ces images de vagues qui s’engouffrent dans les rues.

    - Oui, c’était horrible, m’avait-on répondu.

    - Ah, moi, c’est cet ouragan qui m’a marqué, vous savez, Katrina…

     

     

    Avant que le climat ne se dérègle et que la planète ne soit plus aussi fiable que par le passé, il y avait les anciennes catastrophes.

    Cependant, en occident, depuis l’écroulement du bloc soviétique et la disparition du pacte de Varsovie, peu de citoyens redoutaient la possibilité de conflit armé. Les bombes atomiques ne terrorisaient plus personne.

    Les difficultés économiques, les licenciements massifs, les krachs boursiers, étaient toujours des sujets d’inquiétude mais ils n’étaient pas synonymes d’anéantissement général, de conclusion apocalyptique, d’extinction brutale de l’espèce humaine.

     

    En fait, les nouvelles catastrophes, ces perturbations successives de notre environnement naturel, avaient rapidement remplacé les bombes atomiques dans l’esprit de nos contemporains.

    Elles les avaient reléguées dans les oubliettes de l’Histoire. Et du cinéma populaire.

    Il y avait de plus en plus d’ouragans et de canicules. Le nombre et la fréquence de ces fléaux augmentait très vite.

     

    Il n’y avait pas de plus en plus d’explosions nucléaires, aussi faibles et aussi insignifiantes fussent-elles, à la surface du globe.

    Cette nuance méritait, à n’en pas douter, d’être signalée car elle apportait un crédit incontestable au rôle de ces désordres climatiques dans notre société.

     

     

    Alors, avec ces deux niveaux de catastrophes à notre actif, nul ne s’attendait vraiment à ce qu’apparaisse, un jour, une troisième catégorie de calamités, une catastrophe à l’envers.

     

    C’est en effet dans le cadre de cette évolution pathétique que s’inscrivit un jour la catastrophe à l’envers.

     

    Tous la perçurent, je pense, comme un simple échelon dans cette pénible hiérarchie, sans doute un rouage supplémentaire dans cette immense mécanique, souvent désespérante, que pouvait être la condition humaine.

    Cet enchaînement était d’ailleurs si évident que j’avais fini par me dire qu’il fallait peut-être qu’il y ait d’anciennes catastrophes et de nouvelles catastrophes pour qu’il y ait une catastrophe à l’envers.

    Qui pouvait savoir ?

    Une sorte de processus, de suite logique serait nécessaire. Et son aboutissement, ou pour être tout à fait précis, son étape finale, serait la catastrophe à l’envers.

     

     

    Cette hypothèse me paraissait très séduisante.

     

    Avant que ne survienne la catastrophe à l’envers, le monde était plein de catastrophes.

    De toutes les sortes.

    Les anciennes, qui avaient émaillé l’Histoire de leur fureur et de leurs drames, et les nouvelles, qui étaient parvenues à nous intriguer et même à nous subjuguer.

     

    Nous étions alors tous persuadés que cette énième mouture, la catastrophe à l’envers, n’était qu’une catastrophe comme les autres.

     

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    (Livre 1 sur 82)

     

     


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