• Les Gradés du bonheur

    Les Gradés du bonheur

     

     

     

     

     

     

    Ils ont décidé de ne plus faire confiance à leurs vêtements, leurs cravates, leurs jupes et leurs vestes.

    Pour mieux communiquer avec leurs semblables, pour montrer ce qu’ils sont exactement, ils ont cousu sur leurs vêtements des signes, des grades indiquant leurs goûts, leurs passions et leurs espoirs.
    Ils se sont inspirés des grades militaires pour inventer une nouvelle hiérarchie, une nouvelle façon de vivre.
    GRADES MILITAIRES
    Hommes du rang : soldat 1° classe, caporal, caporal-chef
    Sous-officiers : sergent, sergent-chef, adjudant, adjudant-chef
    Officiers : aspirant, sous-lieutenant, lieutenant, capitaine
    Officiers supérieurs : commandant, lieutenant-colonel, colonel
    Officiers généraux : général 2 étoiles, général 3 étoiles, général 4 étoiles,
    général 5 étoiles, maréchal
    GRADES DU SOUVENIR
    Premiers Grades : délectataire, ravissal, ravissal-chef
    Grades mineurs : suavier, suavier-chef, ébahidant, ébahidant-chef
    Grades majeurs : sous-exquisal, exquisal, sur-excisal, délicitaine
    Grades élevés : euphorandant, béatitaine, féliciel
    Grades suprêmes : nirvanant (2 lunes), nirvanant (3 lunes), nirvanant (4 lunes), nirvanant (5 lunes), sublimandant
    Les symboles de ces grades du souvenir sont constitués de formes arrondies et gracieuses (moins rugueuses et âpres que les grades militaires) et de petits croissants de lune pour les grades les plus élevés.
    Vous pouvez voir sur cette page le grade de général 3 étoiles, dans la hiérarchie militaire, et son équivalent dans cette nouvelle hiérarchie, le grade de nirvanant 3 lunes .
    Début des GRADES DU SOUVENIR :
     
    J’ai toujours été déçu par l’apparence des hommes.
    Ils passent, déambulent, s’activent et s’agitent devant vous, sans qu’on ne sache jamais ce qu’ils sont vraiment ou ce qu’ils ont été.
     
    Inversement, il est tout à fait évident que ceux qui vous aperçoivent, à l’angle d’un boulevard ou dans une salle d’attente, ignorent complètement, ou fondamentalement, ce que vous êtes.
    Ceci m’a toujours profondément désolé. Comment pouvait-on vivre, mettre un pas devant l’autre, évoluer parmi ses semblables sans que pas un d’entre eux n’ait une idée exacte de ce que vous êtes ?
    Quelle curiosité déroutante ...
     
    Pouvait-on ainsi prétendre appartenir à une civilisation digne de ce nom, à une société suffisamment évoluée, quand on était dans l’incapacité totale de permettre aux individus de montrer à tout instant leur nature et leur identité ?
     
    Les hiérarchies vestimentaires et les variations décoratives qui caractérisaient quotidiennement l’allure des hommes et des femmes n’avaient pour fonction essentielle que celle de faire passer un message social défini. Clair et limpide.
    Mais la substance même de la personnalité de chacun d’entre nous ne passait, et ne transparaissait jamais, par nos cravates et nos vestes, nos pulls et nos chemisiers.
     
    La valeur communicative des morceaux de tissus qui couvraient nos corps, avec de savants agencements, s’était révélée singulièrement limitée au fil des époques et au cours des siècles.
    On ne pouvait compter sur eux pour dire ce qu’il fallait dire. On ne pouvait escompter les voir un jour aller franchement au-delà du rôle représentatif qui leur avait été imparti.
    Les vêtements, nos vêtements, ont toujours étonnamment tenu à dire et à montrer exclusivement ce qui leur semblait utile et présentable. Sans en faire trop.
    Comme s’ils avaient secrètement décidé, avec une exemplaire constance, de préserver habilement le contenu humain, précieux et unique, qu’ils avaient pour habitude de protéger et de servir.
    Et puis, un jour...
     
    En quête d’une baguette de pain tendre et moelleuse, j’attendais patiemment mon tour dans une petite boulangerie de mon quartier.
    Un jeune couple, à la chevelure déployée et aux pantalons méticuleusement malmenés, avait fait son entrée. Leurs regards méprisants sur cette file insipide de consommateurs placides, domptés et assagis, m’avaient soudain mis particulièrement mal à l’aise.
    J’avais été de leur bord, j’avais été des leurs. Et ils l’ignoraient. Ils ne savaient rien.
     
    Ils ne voyaient en moi qu’un homme aligné, vêtu décemment, son porte-monnaie à la main. Ils n’apercevaient qu’un trentenaire en veste en coton, coincé entre une retraitée à cabas, en manteau marron, et un père de famille s’évertuant de toutes ses forces à calmer sa bruyante progéniture.
    Et pourtant, j’avais vécu, moi, comme eux. J’avais agi de même. Je m’étais vêtu de la sorte et j’avais toisé de la même façon les inaltérables et immuables queues d’acheteurs satisfaits.
     
    Cette fois-là, j’aurais voulu leur parler. Leur expliquer. Evoquer avec eux quelques morceaux de mon passé. Echanger quelques phrases sur leur présent.
    Ou, tout le moins, j’aurais voulu qu’ils sachent. Sans avoir nécessairement à entrer en contact avec moi. Qu’ils se rendent compte, au premier regard, qu’il y avait là, dans ce magasin, un être qui avait été comme eux, qui avait eu leurs sensations et avait opté pour leurs principes.
    Dès lors, ce couple de nouveaux-venus ne m’aurait pas observé comme il venait de le faire.
    Qu’ils toisent et qu’ils dénigrent cette assemblée tranquille et ordonnée d’acheteurs de pain m’était parfaitement égal.
    Mais ils auraient dû, dès leur entrée, enregistrer cette nuance et me regarder aussitôt avec une différence évidente.
     
    Voilà ce qui était important.
    On m’avait confondu. On m’avait trahi. On m’avait oublié.
    On n’avait pas su.
    On n’avait pas su qui j’étais.
    Et même si cette incursion anodine de deux adolescents révoltés n’avait duré que deux ou trois minutes, l’incidence directe de cette anecdote commerciale allait laisser des traces désagréables, et horripilantes, pendant plusieurs jours.
     
    Aussi est-ce avec toujours beaucoup d’ardeur, et avec un enthousiasme sincère, que j’imaginais différents moyens de parvenir à corriger cette erreur sociale insupportable.
    N’y avait-il pas mieux à faire, dans un système communautaire comme le nôtre, régi par des lois et des règlements tacites, que de laisser des apparences, et des vêtements sournoisement trompeurs, affirmer des choses et raconter votre histoire avec autant d’imprécision ?
     
    Car ce jour-là, chez ma boulangère, il aurait fallu pour me faire comprendre que je prenne incongrûment la parole et m’adresse somme toute violemment à des inconnus, pour parvenir à modifier radicalement la perception de ce jeune couple.
    « Attendez, ne partez pas ! .... leur aurais-je dit, en élevant la voix . Je ne suis pas ce que vous croyez. Ou, du moins, ce n’est pas aussi simple. J’ai été comme vous. J’ai vécu comme vous. Même si aujourd’hui, dans ma veste, vous me voyez différent. Ecoutez-moi un instant ! »
     
    En fait, qu’y avait-il donc de plus menteur, de plus emberlificoteur, de plus bonimenteur, qu’une cravate, une veste ou une paire de chaussures cirées ?
    Les vêtements nous escroquaient métaphysiquement.
    ……………………….
     
    Les Gradés du bonheur
    Livre 8 sur 84

     

     


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